Un homme fort

Jules Renard (1864 – 1910)

On ne voulait pas le croire, mais on le vit bien, qu’il était fort, à la manière calme dont il quitta le banc pour aller, le pas sonore et la tête haute, vers la pile de bois.
Il prit une bûche longue et ronde, non la plus légère, mais la plus lourde qu’il put trouver. Elle avait encore des nœuds, de la mousse, et des ergots comme un vieux coq.
D’abord il la brandit et s’écria : «Regardez, elle est plus dure qu’une barre de fer, et pourtant, moi qui vous parle, je vais la casser en deux sur ma cuisse, ainsi qu’une allumette.»
A ces mots, les hommes et les femmes se dressèrent comme dans une église. Il y avait présents : Barget, le nouveau marié, Perraud, presque sourd, et Ramier qu’on ne fait pas mentir. Papou s’y trouvait, je m’en souviens. Castel aussi, il peut le dire : tous gens renommés, qui racontaient d’ordinaire, aux veillées, leurs tours de force, et se frappaient d’étonnement l’un après l’autre.
Ce soir-là, ils ne riaient plus, je vous assure. Ils admiraient déjà l’homme fort, immobiles et muets. On entendait ronfler derrière eux un enfant couché.
Quand il les sentit dominés, bien à lui, il se campa d’aplomb, ploya le genou et leva la bûche de bois avec lenteur. Un moment, il la tint suspendue au bout de ses bras raidis – les yeux éclataient, les bouches s’ouvraient, douloureuses – puis il l’abattit, han!… et , d’un seul coup, se cassa la jambe.

Complainte amoureuse

Complainte amoureuse

Alphonse Allais (1854 – 1905)

Oui, dès l’instant où je vous vis,
Beauté féroce, vous me plûtes;
De l’amour qu’en vos yeux je pris,
Sur-le-champ vous vous aperçûtes.
Mais de quel air froid vous reçûtes
Tous les soins que pour vous je pris !
Combien de soupirs je rendis !
De quelle cruauté vous fûtes !
Et quel profond dédain vous eûtes
Pour les vœux que je vous offris !
En vain, je priai, je gémis,
Dans votre dureté vous sûtes
Mépriser tout ce que je fis;
Même un jour je vous écrivis
Un billet tendre que vous lûtes
Et je ne sais comment vous pûtes,
De sang-froid voir ce que je mis.
Ah! fallait-il que je vous visse
Fallait-il que vous me plussiez,
Qu’ingénument je vous le disse
Qu’avec orgueil vous vous tussiez ;
Fallait-il que je vous aimasse
Que vous me désespérassiez
Et qu’en vain je m’opiniâtrasse
Et que je vous idolâtrasse
Pour que vous m’assassinassiez !

Le Mot et la Chose

Abbé de l’Atteignant. (1697 – 1779)

Madame, quel est votre mot
Et sur le mot et sur la chose?
On vous a dit souvent le mot,
On vous a fait souvent la chose.
Aussi de la chose et du mot,
Devez-vous savoir quelque chose;
Mais je parierais que le mot
Vous plaît beaucoup moins que la chose!

Pour moi, voici quel est mon mot
et sur le mot et sur la chose.
J’avouerai que j’aime le mot,
J’avouerai que j’aime la chose.
Autrement, la chose et le mot
Seraient pour moi bien peu de chose.
Mais je crois en faveur du mot
Pouvoir ajouter quelque chose.

Une chose qui donne au mot
Tout l’avantage sur la chose:
C’est qu’on peut dire encore le mot
quand même on ne fait plus la chose!
Et si peu que vaille le mot,
Ma foi, c’est encore quelque chose.
De là, je conclus que le mot
Doit être mis avant la chose.

Qu’il ne faut ajouter au mot
Qu’autant que l’on peut quelque chose
Et que pour le temps où le mot
Se présentera sans la chose,
Il faut se réserver le mot
Pour se consoler de la chose!
Pour vous, je crois qu’avec le mot,
Vous voyez toujours autre chose.

Vous dites si gaiment le mot,
Pour mériter si bien la chose
Près de vous, la chose et le mot
doivent être une même chose.
Et vous n’avez pas dit le mot
qu’on est déjà prêt à la chose!
Mais quand je vous dis que le mot
Me plaît beaucoup moins que la chose.

Vous devez me croire à ce mot
Bien peu connaisseur en la chose.
Eh bien, voici mon dernier mot
et sur le mot et sur la chose:
Madame, passez-moi le mot,
et je vous passerai la chose!

LA FIN

LA FIN

Tristan Corbière (1845 – 1875)

 

Eh bien, tous ces marins – matelots, capitaines,
Dans leur grand Océan à jamais engloutis…
Partis insoucieux pour leurs courses lointaines
Sont morts – absolument comme ils étaient partis.

Allons! c’est leur métier : ils sont morts dans leurs bottes !
Leur boujaron au cœur, tout vifs dans leurs capotes…
Morts… Merci : la Camarde n’a pas le pied marin ;
Qu’elle couche avec vous : c’est votre bonne femme…
Eux, allons donc : Entiers! Enlevés par la lame
Ou perdus dans un grain…

Un grain… Est-ce la mort, ça ? La basse voilure
Battant à travers l’eau ! – Ça se dit encombrer…
Un coup de mer plombé, puis la haute mâture
Fouettant les flots ras – et ça se dit sombrer.

Sombrer ! Sondez ce mot. Votre mort est bien pâle
Et pas grand’chose à bord, sous la lourde rafale…
Pas grand’chose devant le grand sourire amer
Du matelot qui lutte. Allons donc, de la place !
Vieux fantôme éventé, la Mort change de face :
La Mer !

Noyés ? – Eh allons donc ! Les noyés sont d’eau douce.
Coulés ! Corps et biens ! Et jusqu’au petit mousse,
Le défi dans les yeux, dans les dents le juron !
À l’écume crachant une chique râlée,
Buvant sans hauts-de-coeur la grand’tasse salée…
Comme ils ont bu leur boujaron. –

Pas de fond de six pieds, ni rats de cimetière :
Eux ils vont aux requins ! L’âme d’un matelot
Au lieu de suinter dans vos pommes de terre,
Respire à chaque flot.

Voyez à l’horizon se soulever la houle ;
On dirait le ventre amoureux
D’une fille de joie en rut, à moitié soûle…
Ils sont là ! La houle a du creux.

Écoutez, écoutez la tourmente qui meugle !
– C’est leur anniversaire – Il revient bien souvent –
Ô poète, gardez pour vous vos chants d’aveugle ;
Eux : le De Profundis que leur corne le vent.

Qu’ils roulent infinis dans les espaces vierges !
Qu’ils roulent verts et nus,
Sans clous et sans sapin, sans couvercle, sans cierges…
Laissez-les donc rouler, terriens parvenus !

Le doigt de Dieu

Georges Fourest (1867-1945)

Il avait violé sa sœur, coupé sa mère
En tout petits morceaux : jugeant la vie amère
Et se voulant donner quelque distraction,
Il servit à son père une décoction
Du foie et des reins ennemis
(Car il avait beaucoup potassé la chimie) :
Cette mixture fit mourir le doux vieillard

Il était mal poli, journaliste, paillard,
Trichait au jeu, faisait des vers, fumait la pipe
Dans la rue et, le soir, il se gavait de tripes
A la mode de Caen parmi des croque-morts.
D’ailleurs, il n’éprouvait pas l’ombre d’un remord
Et vivait très correct et très digne et coulait
De bien beaux jours (comme le fait M. Paul Déroulède).

Mais Dieu possède un doigt et l’immoralité
Ne saurait échapper à la fatalité.

Un matin, comme il avait fait la grande fête,
Un pot de réséda lui tomba sur la tête
Et le Seigneur l’admit au paradis profond,
Car il était plus vif que méchant, dans le fond !

Chimène

Chimène

Georges Fourest  (1867 – 1945)

Le palais de Gormaz, comte et gobernador,
Est en deuil : Pour jamais dort couché sous la pierre
L’hidalgo dont le sang a rougi la rapière
De Rodrigue appelé le Cid Campeador.

Le soir tombe. Invoquant les deux saints Paul et Pierre
Chimène, en voiles noirs, s’accoude au mirador
Et ses yeux dont les pleurs ont brûlé la paupière
Regardent, sans rien voir, mourir le soleil d’or…

Mais un éclair, soudain, fulgure en sa prunelle :
Sur la plaza Rodrigue est debout devant elle !
Impassible et hautain, drapé dans sa capa,

Le héros meurtrier à pas lents se promène :
«Dieu !» soupire à part soi la plaintive Chimène,
«Qu’il est joli garçon l’assassin de Papa !»

Le Hareng Saur

Le Hareng Saur

Charles Cros (1842-1888)

Il était un grand mur blanc – nu, nu, nu,
Contre le mur une échelle – haute, haute, haute,
Et, par terre, un hareng saur – sec, sec, sec.

Il vient, tenant dans ses mains – sales, sales, sales,
Un marteau lourd, un grand clou – pointu, pointu, pointu,
Un peloton de ficelle – gros, gros, gros.

Alors il monte à l’échelle – haute, haute, haute,
Et plante le clou pointu – toc, toc, toc,
Tout en haut du grand mur blanc – nu, nu, nu.

Il laisse aller le marteau – qui tombe, qui tombe, qui tombe,
Attache au clou la ficelle – longue, longue, longue,
Et, au bout, le hareng saur – sec, sec, sec.

Il redescend de l’échelle – haute, haute, haute,
L’emporte avec le marteau – lourd, lourd, lourd,
Et puis, il s’en va ailleurs – loin, loin, loin.

Et, depuis, le hareng saur – sec, sec, sec,
Au bout de cette ficelle – longue, longue, longue,
Très lentement se balance – toujours, toujours, toujours.

J’ai composé cette histoire – simple, simple, simple,
Pour mettre en fureur les gens – graves, graves, graves,
Et amuser les enfants – petits, petits, petits.

Le nombril en forme de cinq

De Blaise Petitveau,

alias Edouard Osmont  (1874-1922)

Elle avait le nombril en forme de cinq
Et n’en était d’ailleurs pas plus fière pour ça.
On la voyait tous les matins
Tuer le ver avec les copains
Sur le zinc,
Ainsi que vous et moi, sans faire d’embarras.
Et nul, en la voyant, simple, lever son verre,
N’aurait pu se douter que l’accorte commère
Avait le nombril en forme de cinq.

Ah! qui vous chantera, fleurs mystiques, écloses
Parmi les chairs nacrées aux ivoires troublants ?
Quel poète dira, nombrils, nénuphars roses,
Le nonchaloir exquis qui mollement vous pose
Sur le lac pur des ventres blancs ?

Elle avait le nombril en forme de cinq.
Une autre aurait fait des manières,
Une autre aurait fait des chichis,
Aurait cherché, à s’exhiber aux Folies-Bergère
Ou bien encore au Casino de Paris.
Elle ? Pas du tout. Et quand, en souriant,
Un ami lui disait:  » Fait donc voir ton nombril ? « 
Elle se dégrafait sans se faire de bile
Et montrait son nombril
Ainsi que vous et moi, très simplement !
Elle était si douce et simple !

Quel poète dira l’ironie décevante
De cet œil goguenard que Dieu nous mit au ventre,
Comme les architectes dans les maisons
Mettent une rosace au plafond ?

Elle avait le nombril en forme de cinq.
Une autre aurait affiché la prétention
D’être le clou tant cherché d’une exposition.
Elle ? Pas du tout. Elle allait aux expositions sans pose,
Avec son petit chapeau de paille noire à rubans roses.
Son nombril ne lui faisait pas du tout tourner la boule,
Et si dans les flots pressés de la foule,
Quelque vieux marcheur lui pinçait les fesses
(elle est si débauchée, au jour d’aujourd’hui, la jeunesse),
Elle préférait se laisser faire sans rien dire,
Ainsi que vous et moi, se contentant d’en rire,
Je dois même ajouter qu’elle y prenait plaisir.
Elle était si douce et si simple !

Une autre serait morte d’une façon tragique,
Aurait cherché quelque suicide dramatique,
Histoire de défrayer longuement la chronique.
Elle ? Pas du tout. Elle mourut dans son lit
Ainsi que vous et moi, munie,
(Faut-il pas qu’en fidèle historien je le dise)
Munie des sacrements de l’Église.

Quel poète dira vos formes tant diverses,
Nombrils ? Nombrils corrects, nombrils à la renverse,
Nombrils en long des faméliques,
Nombrils en large des grosses dames apoplectiques,
Nombrils en porte cochère
Comme en ont trop souvent les accortes bouchères,
Nombrils troublants des folles filles de l’Espagne,
Nombrils gras et béats des curés de campagne,
Nombrils effarés des timides épouses,
Nombrils des gros rentiers, larges comme des bouses,
Nombrils rusés, nombrils malins
Qui avez l’œil américain ;
Nombrils, moulés ainsi que de petites crottes,
Qui parez l’abdomen des vierges Hottentotes ;
Nombrils mi-clos, nombrils entrebâillés
(Il faut pourtant qu’une porte soit ouverte ou fermée),
Nombrils en ronds, nombrils en boule,
Nombrils gros comme des ampoules,
Et vous, nombrils en cul-de-poule !
En l’avril d’un babil puéril et subtil,
Ah ! qui vous chantera, nombrils ?

Elle avait le nombril en forme de cinq.
Une autre aurait désiré qu’on la mit en terre
Avec le concours d’un de ces messieurs du ministère,
Qu’il y eut des discours, des musiques.
Elle ? Pas du tout. Ce fut simple et banal.
Il n’y eut même pas un conseiller municipal,
Mais deux ou trois amis, quelques parents et l’ecclésiastique.

Et, quand le tabellion ouvrit son testament,
Il lut ces quelques mots profondément touchants :
 » Je, soussignée, désire et veux que mon nombril
Serve de numéro à quelque automobile «